Eduardo Estala Rojas
Le 8 août prochain, Adolfo Castañón fêtera ses soixante ans. Au cours des années, il crée une œuvre prolifique tant de poète et de conteur que d’essayiste, d’éditeur et de critique littéraire. Parmi ses travaux, on remarque ses études sur Montaigne, Alfonso Reyes, Juan José Arreola et Octavio Paz.
Il est membre de l’Académie Mexicaine de la Langue depuis le 10 mars 2005 et a reçu le prix Diana Moreno Toscano (1976), le premier prix national de littérature Mazatlán (1995), le prix Xavier Villaurrutia (2008), le prix national de journalisme José Pagés Llergo (2010) dans la catégorie des programmes culturels de la télévision pour l’émission «Les maîtres derrière les idées» diffusée sur TV UNAM. Il a aussi été promu Officier des Arts et Lettres par le gouvernement français en 2004. Aujourd’hui, il occupe le poste de bibliothécaire archiviste de l’Académie Mexicaine de la Langue et est secrétaire de la Commission de Consultations Linguistiques depuis 2005 et président de la Commission de Communication et d’Informatique depuis 2009. Enfin, Adolfo Castañón est membre du Programme de chercheurs associés du Collège du Mexique pour lequel il prépare l’édition de la seconde partie de la correspondance entre Alfonso Reyes et Pedro Henríquez Ureña (1914-1916), en collaboration avec Isaura Contreras et Alma Delia Hernández.
—En 1973, vous publiez une biographie d’Alphonse Gabriel Capone dit Al Capone, votre premier livre que vous signez d’un pseudonyme et, grâce aux droits d’auteur, vous voyagez en Europe pendant quatorze mois. Vous vivez en Israël, dans un kibboutz, et en France où se conforte votre vocation. En quoi ce voyage a-t-il été déterminant pour votre esprit encyclopédique?
—En réalité, la biographie d’Al Capone n’a pas été mon premier livre, avant il y avait eu Autobiographie précoce, une commande d’Huberto Batis, et un certain nombre de poèmes, de contes et d’essais. Le voyage a été une expérience initiatique. En plus d’Israël qui se trouvait en pleine Guerre du Kippour, je suis allé en Grèce, en Turquie, en Italie, en Espagne et en France. J’ai connu la rue où j’ai appris à dormir, j’ai vécu des aventures, la pauvreté, les intempéries, l’amitié, l’art de survivre physiquement et mentalement. Ce voyage était motivé par l’envie de savoir si la civilisation avait réellement existé. Par exemple, j’ai rejoint à pied le port grec de Patras à la ville d’Olympie distante de 175 km. Ce fut un grand tour dans l’esprit de ceux que faisaient les jeunes Anglais du XIXe siècle. Le Castañón qui a quitté le Mexique en 1973 était une personne très différente de celui qui est revenu au milieu de 1974. Le fil conducteur dans le labyrinthe du voyage a été la culture grecque et latine. Je transportais deux livres: Le cicérone de Jakob Burckhardt et l’édition française du Bain de Diane de Pierre Klossowski.
—Vous dites dans un entretien à Radio France International: «Mon premier jeu a été une fenêtre à travers laquelle je regardais passer les gens et les voitures. Les noms de ces voitures m’impressionnaient. Et j’aimais inventer des mots». Quelle est votre fenêtre aujourd’hui? Quels mots aimeriez-vous inventer au XXIe siècle?
—Mes fenêtres actuelles sont celles de l’Académie de la Langue et du Collège du Mexique, des institutions où je travaille et auxquelles j’essaye de dédier tous mes efforts. Je ne sais pas si mon truc aujourd’hui est d’«inventer de nouveaux mots», bien que je vienne de mettre au point le livre des jitanjáforas* d’Alfonso Reyes, mais j’ai toujours été attiré par le secret métier de ceux qui baptisent les nouveaux produits pharmaceutiques de noms qui, j’en suis sûr, obéissent à des règles et des codes. Je n’aimerais pas tant inventer de nouveaux mots —qui s’apparentent parfois à des étiquettes mensongères ou même mercantiles— que de donner un sens plus intense, puissant et pur à des mots comme «silence», «eau», «amitié», «roche».
—Vous êtes l’un des critiques littéraires de tradition et d’autorité pour la langue espagnole, vos livres rendent compte de cela, par exemple: Anthologie de la littérature mexicaine, América syntaxis, Voyage au Mexique. Où placez-vous la critique littéraire au Mexique, en Amérique Latine et dans les Caraïbes en cette première décennie du XXIe siècle?
—Je crois que la critique littéraire dans notre monde hispanique, américain et latin, a une fonction spéciale: celle d’aider à construire et à restaurer le sens communautaire et réanimer les traditions enfouies, expatriées ou enterrées par la destruction pratiquée par ce qu’on appelle le «progrès». Ce n’est ni le travail du lecteur critique, ni celui d’un disc-jockey —pour le dire en français— qui passe de la musique pour accompagner la dernière fête ou celui d’un camelot vantant au supermarché les nouvelles promotions déjà périmées, mais peut-être celui d’un archéologue qui va identifier dans une lande les gisements archéologiques que le sous-sol garde jalousement, les ressources grâce auxquelles le voyageur peut survivre à la longue par lui-même et vaincre les effets de la pauvreté spirituelle. Ces gisements peuvent être certainement des sources qu’il est important de conserver et de réévaluer. La mission est celle, modeste, de sauver la musique cachée du monde dans les travaux des auteurs et artistes contemporains.
—Cela entre dans la tradition mexicaine depuis Alfonso Reyes, Octavio Paz, Juan José Arreola et José de la Colina. Où vous situez-vous dans la tradition littéraire au Mexique?
—Une tradition, c’est un peu plus qu’une donnée nationale. J’aimerais m’inscrire dans l’orbite d’Alfonso Reyes, de Pedro Henríquez Ureña, d’Octavio Paz et de leurs amis des revues Plural et Vuelta, de José Lezama Lima, Eliseo Diego, Fina García Marruz —que j’ai préfacés et intégrés dans mon anthologie—, de José Bergamín, de León Felipe, de Cyril Connolly, d’Evelyn Waugh, de George Steiner et de l’historien Harold Acton. Une tradition de style austère, presque apollinien… quoique les voix de la culture populaire telles qu’elles s’expriment à travers Carlos Monsiváis ne cessent de m’accompagner.
—En octobre 2000 et en janvier 2001 la NRF, célèbre revue française, vous a invité comme éditeur à préparer deux numéros sur la littérature mexicaine contemporaine. Quels auteurs sélectionneriez-vous pour un nouveau dossier en 2012 ? Et pourquoi?
—Je ne sais pas si je serais intéressé à refaire un dossier comme ceux-là, —strictement mexicains— qui incluaient Octavio Paz, Juan José Arreola, Salvador Elizondo, Alejandro Rossi, José de la Colina, Eduardo Lizalde et Carlos Fuentes. Si je devais refaire une anthologie de cette espèce, une gageure serait peut-être d’inclure les mêmes auteurs avec d’autres textes, mais en essayant de les mettre en correspondance avec des auteurs hispano-américains vivants ou morts comme Blanca Varela, Ramón Xirau, Eugenio Montejo, Rafael Cadenas, José Balza, José Kozer. C’est que j’éprouve la nécessité chaque fois plus pressante de nous réunir autour du foyer de la culture communautaire. J’intégrerais aussi des auteurs comme le poète Francisco Cervantes, l’historien Luis González y González, parmi ceux de ma génération les Mexicains José Luis Rivas, Francisco Hinojosa, Francisco Segovia ou encore le critique Christopher Domínguez et des plus jeunes, des auteurs comme la Mexicaine Malva Flores et la Colombienne Gloria Posada. Mais, dans la mesure où ce qui m’intéresse maintenant, c’est chercher la manière de sauver, de réunir et d’harmoniser nos lettres, je n’ai plus pour le moment le désir d’affirmer notre littérature hors de nos régions, mais celui de lui donner une signification durable à l’intérieur de notre propre espace culturel.
—Il faut reconnaître que le monde de l’édition au Mexique manque de professionnalisation. Qu’en pensez-vous?
—Le manque de professionnalisation dans le monde de l’édition vient du fait qu’on valorise et reconnaît peu à l’université le travail éditorial en général ou dans ses différentes étapes. Ni la traduction, ni le commentaire de livres, ni la révision, et encore moins la vente ou la diffusion sont des disciplines reconnues académiquement ou appréciées d’un point de vue scientifique ou technique. Le marché de l’édition et au-delà celui de la gestion culturelle sont dans leur ensemble dominés par l’improvisation et la contingence, le népotisme et par d’autres mots en «ismes» infâmes comme celui attribué à la triste mère Malinche qui s’agenouille devant tout ce qui vient de l’étranger. Un éditeur qui se respecte doit savoir lire et écrire, relire et récrire au moins dans trois langues, sans parler de la maîtrise des terribles minuties de nature typographique.
—Comment développer la professionnalisation de l’éditeur?
—Le problème de la professionnalisation des éditeurs est un thème qui pourrait faire partie d’une réforme universitaire générale. Je n’irai pas si loin. Je me contenterais du fait que les gens sachent lire et relire, écrire et récrire dans leur propre langue et dans d’autres, et, en plus, qu’ils possèdent plusieurs dictionnaires, mais tout dépend du type d’éditeur. Il existe beaucoup de titres et de manuels ad hoc. Voir: Martínez de Souza. A consulter aussi: Les mythes de l’éditeur de votre conseiller en lecture: Adolfo Castañón (Lectorum, 2005).
—A quels défis est confrontée l’édition de livres face aux différentes formes de publications numériques?
—La compétition entre le numérique et le non numérique est un leurre. Il est évident qu’un bon éditeur le reste dans un espace ou dans l’autre.
—Quelle est la principale thématique de La troisième moitié du cœur, votre recueil de poèmes à paraître?
—Dans La troisième moitié du cœur, il y a bien sûr des déclarations d’amour et des déclarations de guerre. C’est un livre insondable pour moi-même, mais je crois que le lecteur pourra y trouver une carte du labyrinthe et une boussole pour en sortir.
*Type de poème bruitiste.
En espagnol:
http://www.siempre.com.mx/2012/01/viaje-a-la-constelacion-del-centauro/
Eduardo Estala Rojas est directeur et fondateur du Mexican Cultural Centre, Royaume-Uni.